Tout humain doit se retrouver autour de quelque chose, se façonner un équilibre au quotidien, dans une certaine reconnaissance sociale ou simplement pour fuir l’ennui.

En 1987, je suis parti en Australie faire cette étonnante rencontre : celle des cabanons de jardins, roulant ou non. Véritables havres dans lesquels des hommes et plus rarement femmes s’isolent pour entretenir dans le secret cette passion qui les nourrit, ils se construisent sur la base d’objets hétéroclites, trouvés ou chinés, qui recouvrent, grâce à ce recyclage passionné, une nouvelle raison d’être, comme sauvés du dédaigneux consumérisme. Commence alors une aventure intérieure : l’objet est scrupuleusement étudié, précautionneusement réduit en pièces détachées qui, à leur tour, seront restaurées, bichonnées. Mais entre ces deux phases, tout un travail est effectué qui consiste en une pérégrination labyrinthique entre documentation, correspondance et rencontres dans des bourses d’échange. Saine passion, elle a en plus le mérite d’ouvrir à la communication. Par la suite, le choix de la couleur sera longtemps réfléchi et décisif, car il symbolisera à lui seul toute l’histoire du cabanon ; et sous ce voile irisé se blottira en filigrane l’art de vivre d’un passionné insatisfait qui recommencera et recommencera encore.

L’objet de ce livre est de rendre compte d’une de ces passions du bout du monde. A première vue, en surgissant d’un ailleurs autrement passionné, on pourrait croire pénétrer le microcosme du Club fermé des allumés de vieilles machines. Les motocyclettes, les trains électriques sifflant dans les détails de leur ville miniaturisée si réelle, les pendules ou encore des magnétos ornent cet univers. Laissez-vous transporter par ce voyage dans une part de la réalité culturelle d’un pays exprimée au travers le thème de la passion. Et quel autre meilleur moyen que de l’exprimer par sa propre passion, la photographie, et ainsi ressembler aux autres ?

Et puis qu’importe ! Chacun trouvera dans cette série ce qu’il recherche, en lisant l’image selon ses propres envies, sa propre émotion, son histoire.

L’Australie n’était pas un hasard, la curiosité que j’éprouvais pour ce pays s’était révélée bien des années auparavant, alors que je vivais en Ecosse avec un australien, un homme étrange et fantastique qui m’a longuement parlé de son identité.

Plus tard, et moi-même tombé dans la marmite des vieilles motocyclettes, j’apprenais que d’ici deux ans, en octobre 1987, allait se dérouler “ The wheels West rally ”, à Perth, en Australie de l’ouest, dans le continent situé à l’opposé du notre, nous Européens. Ce rallie, prétendait rassembler des collectionneurs, des allumés de ces vieilles machines venant du monde entier.

Puis plus tard avaient été annoncées par la presse les célébrations du bicentenaire du colonialisme de ce pays, prévues en avril 1988.

En considérant la symbolique que l’on peut attribuer à un tel événement, je me suis interrogé sur la façon dont les autochtones, les aborigènes, allaient l’appréhender, le vivre tout simplement, avec leur passé à eux, gagné au sang. Comment ils allaient finalement absorber ce cours passé de deux cents ans qu’ils ont aujourd’hui en commun dans l’histoire de l’Australie avec ceux récemment débarqués d’une autre terre, hommes avant, femmes ensuite par bateaux entiers d’Europe et d’Asie, et chargés de leurs règles, de leurs pratiques, de leurs erreurs commises aussi. Répétées ici parfois aussi. La confrontation de cultures si distantes dans le temps et l’espace, célébrée, peut-être comme une forme de reconnaissance en même temps, dans la conscience de la différence, dans la conscience de l’enrichissement de la culture humaine , tout court. Et puis en transparence, cette forme implicite de renonciation tacite et inavouée des deux parties…

Ainsi va l’Australie, ce vaste territoire qui n’a en fait d’histoire culturelle partagée que depuis deux cents ans. Et bien qu’il fasse bon vivre en Australie, on ne peut alors, en venant du dehors, que spéculer sur ce vide ancestral de racines autochtones et européennes qui pèsent sur les Australiens.

En 1988, Canberra à été l’aboutissement de mes neuf mois de voyage en Australie, en quête de passionnés en tous genres et m’a valu les honneurs du bicentenaire de l’Australie au théâtre national.

J’étais arrivé un mois avant à Canberra, avec une amie de ce temps-là qui m’avait rejoint pour m’aider à finir ce travail : je ne pouvais plus conduire et j’étais fauché. En effet, quelques mois avant à Melbourne, le seul Français rencontré là-bas m’avait fauché sur ma moto de collection, ivre qu’il était au volant d’une fourgonnette japonaise. Le résultat de cette rencontre a été deux mois d’hôpital et le bras gauche bloqué pendant quatre mois.

Mais arrêtons ces allers et retours de souvenirs et revenons au début de cette aventure, en 1986. J’avais un pays de prédilection : l’AUS-TRA-LIE, tant par la fascination que m’inspirait ce continent que par ma connaissance des vieux engins à deux roues qui s’y trouvaient, issus de l’influence anglaise, patrimoine ambigu, hérité d’une culture éphémère. J’avais un an pour préparer cette aventure. Beaucoup d’amis m’ont aidé, jusqu’à en avoir assez de ma nouvelle obsession. Josy était devenue ma secrétaire, Christian refaisait l’électricité de la V7 Moto Guzzi de 66 et Guy en a assuré toute la mécanique. Moi, je travaillais 7 jours par semaines et vivait sur le chantier de Michel pour ne pas avoir de loyer à payer ; il me fallait aussi de l’argent pour le voyage.

Pendant ce temps, renseigné par l’ambassade d’Australie à Paris, je pus amorcer des correspondances avec diverses organisations locales. Je réussis à obtenir une vingtaine d’adresses de clubs de motos de collection et, ainsi, à m’organiser un petit itinéraire, bien modeste sur cette superficie 14 fois plus importante que celle de la France. En juillet 1987, ma partenaire de voyage fut embarquée à Marseille, direction Port Philip BAY, Sud-Est de l’Australie. J’atterris à Melbourne en septembre et pus la récupérer après quelques péripéties dues à une grève de douaniers.

Nous empruntâmes la plus longue ligne droite du monde, la Nullarbor. À gauche la mer, à droite le désert et devant nous, quelque millier de kilomètres sans la moindre courbe, si ce n’est celle d’animaux que je ne m’imaginais pas et qui, de temps en temps, m’obligeaient à zigzaguer sur la seule route revêtue de ciment. J’arrivai après cinq jours de conduite à Perth, le côté droit du visage brûlé par le soleil. Là, les organisateurs du “ Wheel West Rally ” m’ont reçu chaleureusement et m’ont invité à participer à cette manifestation réunissant plus d’une centaine de passionnés, affectionnant particulièrement les motocyclettes anciennes, et visant à faire le tour de l’Australie de l’Ouest. Je les suivis dans leur pérégrination bravant canicule et pluie, à travers vignobles, forêts et déserts, partageant leur repas et leur enthousiasme, m’amusant de leur émulation au gymkhana de Busselton, visitant Armadale, un village pittoresque, type faux western vu par un européen, vivant au XVIIIe siècle, ou “ Whistle stop ” le fameux train à vapeur. J’ai vécu leurs joies, leurs découvertes, leur ivresse et leur amitié.

Dés la fin du rally, grâce aux relations que j’avais liées, ils me permirent de pénétrer dans leurs antres secrets, de découvrir dans leur univers les “ Back Shed ”. Assimilés à des remises ou ateliers, existence et amour des motos se confondent dans ses endroits, ces lieux obscurs, aussi différents les uns des autres. Je les ai pénétrés dans leur différence sur d’autres millier de kilomètres que j’ai parcouru de Perth à Rockhampton, et pourtant ils sont tous marqués de la même empreinte, celle de la liberté de choix, du respect de la perfection au service de leurs deux roues. Parfois les “ Back Shed ” ne suffisant plus, bondés de pièces mécaniques, carrosseries diverses et souvenirs en tout genre, c’est dans leur salon même que ces descendants de pionniers, prisonniers de leur délire, remisent leurs prodiges, l’aboutissement de leur acharnement, pour apprécier pleinement leur présence et s’engloutir dans leur satisfaction.

Durant ces mois de complicité, la photographie m’a permis de rendre ce modeste témoignage de notre connivence. Faisant corps avec leur machine roulante ou non, ces personnages apparaissent comme la renaissance d’un passé dont la vérité impose sa présence.

Confinés dans le silence de leur secrète passion ou éternels voyageurs, ces êtres d’un autre temps abreuvent leur engin du même sang qui nourrit leurs propres veines : une symbiose parfaite, l‘homme et la machine, l’homme-machine, libre comme l’enfant.