Recueil des entretiens du documentaire « Les mémoires du Grand Mirail 2004 »
C’est en collaboration avec Hervé Dangla que j’ai mené les entretiens avec les personnages du documentaire vidéo. Suite à ces discussions, j’ai écrit ces Pensées d’entretiens, qui peuvent donner au spectateur quelques clefs pour ces Mémoires. En voici quelques bribes, vous les retrouverez en intégralité dans le menu du DVD.
Claire Dabos
Conditions d’enregistrement
Les entretiens ont tous été réalisés au domicile ou sur le lieu de travail des « personnages » de ce premier volet filmique, au printemps 2004. L’anonymat leur a été systématiquement rappelé. Les entretiens, basés sur une grille pré-établie, ont pris la forme d’une discussion ouverte au cours de laquelle nos interlocuteurs ont été libres de parler à leur manière de leur histoire dans le quartier et de faire ressortir des événements, des positions ou des ressentis particuliers. Le rôle de l’intervieweur a été de s’assurer que chaque thématique ait été abordée, permettant ainsi de dégager des correspondances entre les différents points de vue. La prise d’image vidéo et photographique a pour objectif de retranscrire les cadres de vie et de travail, de mettre en correspondance la cellule privée, l’intime, dans le contexte actuel et l’urbanisme du Mirail.
Grille d’entretien
Pour cette première édition de l’Histoire du Grand Mirail 2004, nous nous sommes attachés à décrypter les parcours individuels des familles depuis leur arrivée sur le quartier jusqu’à ce jour, période de transition impulsée par la mise en œuvre du Grand projet de ville. Qu’est-ce qui, dans les origines culturelles et les parcours individuels, peut influer sur les manières d’habiter, de percevoir, de représenter le quartier du Mirail ?
Cadre Général
Ce projet s’inscrit dans une démarche avant tout artistique : traduire toute la diversité du quartier du Mirail a bien évidemment été le but recherché. Mais cette représentation du Mirail n’a pas été basée sur une méthodologie scientifique ou universitaire. Elle reste avant tout empirique, liée aux rencontres, aux réseaux connectés. Sans être exhaustifs, nous nous sommes attachés à respecter plusieurs critères de diversification : la catégorie sociale, l’origine culturelle, l’âge, le sexe et le statut investi au sein du quartier (du simple habitant à l’acteur reconnu du milieu associatif).
Accueil
Pour cette première année de travail, ont principalement accepté de jouer le jeu des individus déjà inscrits dans une réflexion ou une action sur le quartier, du fait de leur profession ou de leur implication dans le tissu associatif. Les contacts avec des habitants « neutres » sont plus longs à instaurer et prendront une réelle ampleur après la diffusion, dans le quartier, du premier film. En règle générale il a été constaté systématiquement un fort besoin de parler de « ça », du quartier, de son histoire. Il est clairement apparu, dans la manière de se livrer, comme dans le contenu des propos, une énorme frustration chez les habitants par rapport à la prise en compte de leur parole, voire même dans la simple possibilité d’en émettre une, dans cette période où les termes de « consultation des habitants », « démocratie participative », « proximité », entre autres, sont récurrents dans les politiques urbaines et les médias. Le fait de mener cette action à l’intérieur même des habitations ou des lieux de travail, dans leur espace privé, intime, a placé les « personnages » dans une situation très confortable et nous a permis de recueillir des propos très personnels, qui sont rapidement sortis des discours et des représentations « diplomatiquement correctes ». On a donc pu entendre des paroles très tranchées sur l’évolution du quartier, son devenir, les populations qui y vivent et les politiques en place.
Il est également bon de rappeler que tous les propos et analyses suivantes que l’on retrouve dans le film sont directement issus des paroles des familles rencontrées.
Entretien N°1
Mars 2004 Immeuble Cotentin, Bellefontaine, 9°étage, appartement T3.
Personnage : retraitée, vivant seule, un fils de 31 ans né en France. Accueillante, volubile, et très à l’aise dans la discussion, a tout de suite joué le jeu de l’entretien. Intarissable sur le propos.
Elle vit en à Toulouse depuis l’âge de vingt ans, au Mirail depuis 1988. Venue au Mirail par obligation pour accéder à un logement, elle s’y est finalement sentie bien. Aujourd’hui, aimerait vivre ailleurs.
Impliquée dans une association locale de Bellefontaine ; réseau nourri de relations dans le quartier ; son fils est parti mais revient régulièrement.
Partie sur un récit chronologique et factuel de son histoire au Mirail (appréhension de s’y installer puis découverte d’un quartier agréable à vivre), elle a surtout développé son point de vue sur le quartier en tant qu’immigrée. Qu’est-ce que cela a pu signifier pour elle de s’intégrer, les problèmes qu’elle a pu rencontrer (absence totale d’accompagnement dans cette démarche malgré une volonté forte de « s’adapter ») ; pose la question de savoir jusqu’où l’on doit aller sans renoncer à son propre équilibre identitaire et culturel. Elle transpose sa propre histoire d’immigrée à la période actuelle de forte concentration de population majoritaire.
Aujourd’hui, découragée par le quartier, déçue autant par les comportements individuels que par le désengagement total de l’état et des collectivités qui ont laissé le Mirail livré à lui-même.
Entretien N°2
Avril 2004 DSU Reynerie, un des architectes du projet de réaménagement du Mirail. Il se désengage d’une position politique à tenir dans ce type de projet, ce qui lui permet d’éluder des tensions du type « changer la pierre ne change pas le fond du problème ». Il maîtrise parfaitement son sujet. Se dégage de son discours une certitude sur la justesse de son action, son humanité qui ne peut que rappeler le conflit récurrent des architectes entre éthique et esthétique. Pour l’avoir longuement étudié et suivi depuis ses études d’architecture, il connaît bien l’histoire du Mirail et le projet d’origine de Candilis. Sa réponse à l’appel d’offre des instances du GPV de Toulouse (posée comme une demande de méthodologie de travail, face aux enjeux du quartier, plus que de propositions architecturales et urbanistiques concrètes), est basée sur le fait que sa méthode met en avant la concertation comme préliminaire incontournable à toute réalisation. Pourtant quand on lui demande son projet de méthode de concertation avec lequel il a été sélectionné : « C’est en cours d’élaboration, tout commence l’année prochaine ».
Depuis quand les démolitions/constructions sont-elles en cours dans ces quartiers ?
Entretien n°3
Mai 2004 Immeuble rue de Kiev, depuis 4 ans au Mirail, deux enfants en bas âge.
A vécu longtemps au Portugal puis à Toulouse. Est arrivée au Mirail, par les services sociaux de la ville, après un séjour en foyer de mère célibataire.
Discours très confus, très raciste envers les autres. Se décrit comme vivant cloîtrée chez elle par la peur, sans sortir sauf pour le minimum vital. Elle a très peur pour ses deux enfants qui sont scolarisés sur le quartier et qui seront fatalement « débauchés » par les autres. Elle ne rêve que d’une chose : s’en aller à la campagne. Seul personnage à avoir utilisé l’entretien en espérant en retirer un bénéfice personnel : être relogée.
Discours très ambigu sur sa vie, sa famille, sa situation.
Pour elle, le vrai lieu d’attache c’est le Portugal : « Là bas ce n’est pas comme ici ».
Tout chez elle vient de là-bas. Elle rentre « à la maison » quand elle peut. Ici, la prison à fuir.
Pour elle le GPV, un projet flou qui ne l’intéresse que dans la mesure où cela peut signifier « être relogée ». N’y croit absolument pas.
Entretien n° 4
Juin 2004, La Reynerie, cabinet médical.
Exerçant depuis trente ans au Mirail, mais vivant au centre ville. A vu défiler trois générations du quartier devant lui.
S’est installé là au tout début de l’histoire du Mirail. C’était pour lui à l’époque une bonne perspective d’avenir : quartier neuf appelé à se développer encore, population mixte, moyenne bourgeoisie…A priori, une bonne opération. A vite déchanté, même si ne se plaint pas. Il reconnaît juste que l’environnement est pénible à vivre aujourd’hui. Un des rares à affirmer des opinions très tranchées sur les causes de la dégradation du quartier. Pour lui, le nœud du problème est clairement lié à la ghettoïsation du quartier. La volonté d’intégration des primo arrivants n’existe plus selon lui : la majorité nourrit un repli communautaire et exacerbe les oppositions culturelles. Il cite l’exemple des jeunes du début du Mirail qui parlaient mieux français quand ils étaient gosses qu’aujourd’hui. Il met également directement en cause, et c’est un des rares qui l’a fait, le projet architectural de Candilis. Pour lui, cette organisation de l’espace porte en elle la dégradation des liens sociaux. Cette différentiation de l’espace public est plus un poids, quelque chose de pas naturel pour l’individu, qui a pu contribuer à générer un malaise. Pour lui le GPV ne va pas changer des masses de choses, puisque il ne joue pas sur le fond du problème.
Entretien n° 5
Juin 2004, La Reynerie.
Restaurateur, ayant toujours vécu et travaillé au Mirail, d’abord comme éducateur de rue, ensuite dans le milieu du sport, puis au restaurant. Très à l’aise dans son rôle sur le quartier, il a été finalement assez intimidé par l’entretien. Il fait très attention à tout ce qu’il dit et répond strictement aux questions posées sans extrapoler ni en rajouter. On n’a pas senti chez lui ce besoin énorme de raconter qu’on a trouvé ailleurs ; au contraire : il veut faire connaître le Mirail, son histoire et ses problèmes mais plus par des actes concrets que par des discours. C’est un des personnages les plus retenus dans son discours, les plus discrets. « Représentant » d’une majorité de la population du Mirail, il aurait pu être à même de parler de manière virulente de certaines réalités (la discrimination par exemple), de se plaindre, de trouver des coupables. Il est resté très prudent, a évité de soulever toute polémique. Il est resté très mesuré dans ses paroles, n’a pas pointé de bouc émissaire, ni fustigé l’état ou les collectivités locales. Il se cantonne à parler de lui, de ses actions au quotidien dans les limites qu’il peut rencontrer, de leur portées… Pour lui, l’avenir du Quartier passe par eux, par l’addition de ces petits projets, pour et par le Mirail. Il a conscience du quartier et de son potentiel et cherche des solutions à sa mesure à lui : le sport, un bar, des concerts, des débats. Le GPV, il n’y croit pas vraiment et en tout cas n’y compte absolument pas. Influent sur les jeunes du Mirail qui perdure toujours. Pour lui, le sport est un des meilleurs moyens pour occuper, canaliser, intégrer les jeunes du quartier, les faire exister malgré la discrimination raciale.
Synthèse Les trajectoires d’arrivée. C’est net : ceux qui sont arrivés au tout début, qui ont connu les prémices du Mirail tel qu’il a été plus ou moins imaginé par Candilis, ceux qui ont ressenti l’exaltation de cette nouvelle idée de la ville, qui ont choisi de vivre là, gardent toujours aujourd’hui, malgré l’évolution et la dégradation de ces quartiers, un attachement fort au lieu. Même si la lassitude, le découragement prend le pas là-dessus, ils sont toujours fiers de dire « on est du Mirail ». Alors que pour les autres, ceux arrivés plus tard, c’est depuis le début la prison, avant même d’y venir, puisque c’était rarement un choix : obligation pour l’accès au logement, a priori négatif… Aujourd’hui, à l’exception d’un seul, tous veulent en partir, à plus ou moins court terme. Même chez les plus attachés, on a ressenti un découragement, et une désillusion assez forte.
Les causes de cette dégradation selon les personnages rencontrés Le plus souvent ressort un sentiment d’abandon par les pouvoirs publics. Les habitants se sont sentis complètement livrés à eux-mêmes, voire même durement stigmatisés, écartés de toutes politiques culturelles, sociales… Tous pointent du doigt le désengagement de l’état : disparition de la mixité, ghettoïsation du quartier, abandon de politique culturelle…C’est une des raisons pour laquelle le GPV passe si difficilement. Tout d’abord c’est un peu tard selon eux, car il y a longtemps qu’il aurait fallu faire quelque chose. De plus s’attaquer au bâti ne résout absolument rien : c’est un accompagnement social, culturel, qu’ils réclament. La seule action qui semble recueillir une adhésion, c’est la mise en zone franche du quartier, qui pourrait peut-être amener un peu de « boulot ».
Evolution des perceptions et des représentations du quartier au cours des histoires de chacun : du « nouveau village » que se voulait le Mirail au quartier sensible. Certains ont connu le village des années soixante-dix, ils en parlent dans le documentaire, d’autres non. Autant d’éléments qui apparaissent de manière plus ou moins récurrente dans les entretiens.
Deux types de discours récurrents Du discours brut, personnel, dans lequel les personnages et les familles se placent eux-mêmes, au centre de leurs propos : le vécu, l’intimité de ces histoires, le ressenti face à des situations particulières, des évènements. Au discours réfléchi, posant un point de vue extérieur, sorte de protection permettant de dire implicitement « j’appartiens au quartier, mais je comprends mieux que les autres, donc je ne subis pas ». Il est intéressant de comprendre comment chacun à sa manière se sort du lot : « moi ça va, mais les autres, c’est dur… » Ils parlent tous d’une situation générale difficile mais aucun ne s’y inclut. La majorité des cas rencontrés a proposé ces deux types de discours, qui parfois se posent en contradiction : le discours réfléchi, parfois presque d’ordre militant est souvent trahi par l’autre, qui montre le plus souvent un ras-le-bol et une méfiance de l’autre.